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Plisser l’ici
Ou comment s'extraire du pli à l'infini

Stéphanie Katz
 


-S'il te plaît, n'oublie pas : en redescendant du Glacier du Cheval blanc, sur ta droite tu repèreras ce qu'on appelle La Vague. C'est un pli minéral qui domine le vallon et qui ressemble à un tsunami fossilisé. En prenant à angle-droit sous les frisotis de cailloux qui font comme une mousse, tu trouveras le « dégringoli » du pierrier. Là, il y a une fleur rare qui pousse entre les blocs, sorte de minuscule plante grasse dont les tonalités oscillent de l'oranger au mauve, au fil de la lumière de la journée et des saisons. Rapporte-m’en un petit bouquet, s'il te plait, que
j'installerai dans mon compotier bleu de Marnaz. Il me tiendra tout l'été. -D'accord, à demain. On se retrouve à 17h, au bout du chemin du Grenairon, par les chalets des Fonds.

(Carnets de Stéphanie-Extrait)


I-Du plier au plisser


On se souvient, c'était hier : « Rouler, rabattre, plier, emmagasiner, courber, raccourcir, tordre, tacheter, froisser, limer, déchirer, buriner, fendre, couper, sectionner, gauchir...... déranger, ouvrir, mélanger, éclabousser... incruster, presser, chauffer, noyer, rayer... suspendre, étendre, prendre, ramasser... de gravité, d'entropie, de nature ... réparer, rebuter, coupler... tisser, joindre, adapter... de cartographie, de lieu, de contexte, de temps, de carbonisation, continuer »1
Écrite en 1969 mais publiée en 1972, une liste de verbes faisant Manifeste pose une variation de processus de fabrications, au croisement d'une maitrise de la matière et de l'implication corporelle du sculpteur. Un Manifeste qui affirme comme une évidence l'emprise de l'Art sur une Nature comprise comme une matériologie à disposition. Le dernier verbe, « ...continuer », ouvre cette déclinaison verbale sur une potentialité infinie.
On se souvient également de l'intense Hand-Catching-Lead 2 : sorte d'acting nodal condensant cette même liste de verbes en un geste unique et synthétique. Un bras masculin puissant, son poignet, sa main, fendent l'écran à l'horizontal. A chaque chute verticale du fragment de plomb, les muscles se tendent pour saisir, puis se relâchent pour libérer. Par la boucle cinétique, l'épuisement s'étire à l'horizon, sans jamais advenir. Et l'impossible capture se renouvelle à l'infini. Le geste humain affirme la transcendance de l'artefact.
C'est arrivé un matin, comme au sursaut d'un mauvais réveil : tout à coup, tout se passait comme s'il fallait modifier dans l'urgence la liste de ces « verbes humains ». Changer nos modèles de préemption du monde, observer notre environnement depuis un angle renouvelé afin de parvenir coûte-que-coûte à transformer notre posture, à nommer différemment. Nous avions, en quelque sorte, un problème de langage : il fallait trouver des mots nouveaux, une nouvelle grammaire, pour re-concevoir notre mode d'être au monde. Nous devions inventer un vocabulaire inédit à l'usage des « terrestres »3, qui donnerait à entendre une cohabitation envisageable entre les non-humains et nos « verbes humains ». Les arts du regard, qui fonctionnent comme un langage, se devaient de jouer ici leur partie. Ils devront montrer le chemin qui permettra de renoncer à cette transcendance pointée vers l'ailleurs, pour renouer, ici, avec l'immanence du vivant.
Ici et là, quelques artistes avaient pris de l'avance, ouvrant les premiers fronts de cette guerre de langue dans laquelle les aventuriers du regard ont leur part à prendre. Anne-Sylvie Hubert, familière des marges opératoires, est de cette famille-là. Son parcours est de ceux qui, prenant langue avec la liste des « verbes humains », ont tôt compris qu'il allait falloir opérer une sélection, distinguer les verbes d'emprise de ceux d'écoute, afin de pointer la toxicité qui flotte dans certaines langues d'atelier. Dans le tout permis des gestes de l'art, il y a ceux qui s'approprient, dépècent, diffractent, démontrent ou font taire... et ceux qui patientent, écoutent, reconnaissent ou apprennent. Aux fronts de ces guerres qui se mènent dans le secret des ateliers, les processus créateurs se retrouvent autour de la dynamique transhistorique du pli, telle que Gilles Deleuze la pense et la repère chez Simon Hantaï : l'œuvre, semblable à un ressac, s'apparente à un va-et-vient entre l'affirmation ostentatoire du plan et l'insaisissable du retrait, l'énoncé et le tu, le visible et l'invu. Le pli ainsi conçu, dont l'intensité tient dans la vibration de la facture humaine imprimée sur le fini du monde, construit une cosmogonie dans laquelle un humain travaille le non-humain, à l'infini. L'artefact s'élabore à partir du point de vue surplombant d'un esprit informant une matière offerte et inerte, en vue de dépasser, transcender, la matériologie du monde.
Au jour de ce matin douloureux, un constat s'imposait : les « verbes humains » nous avaient conduit dans une impasse. Comment en sortir ? Alors qu'une marche arrière paraît inenvisageable, comment se défaire de la fiction d'une transcendance ouverte sur l'infini, pour co-construire avec l'ici, dans notre impasse, une cohabitation systémique ?
Le parcours d'Anne-Sylvie Hubert inaugure une proposition en forme d'hypothèse : et si, -pour ne pas jeter le bébé du pli infini avec l'eau du bain des terrestres pris dans l'impasse-, nous glissions de l'énergie du plié à celle du plissé ? Il y a dans le plissage l'idée d'une relève de l'énergie d'un pli, mais qui ne s'élance plus vers une transcendance infinie. Chaque fronce du plissé se souvient de la précédente, la rejoue, en témoigne, et s'en décale. Le plissé est ce qui garde mémoire et trace du pli antérieur, à l'horizon d'une répétition toujours réadaptée. Plutôt qu'élancée vers un au-delà infini, l'énergie du plissé se compose et s'achève ici, par écarts sans cesse renouvelés. Car si le plissé conserve une structure identique, c'est dans la matériologie de l'ici qu'il se réinvente. Dans le plissage, c'est la complexité tramée du tissu qui détermine le volume et la tenue de l'ourlet. Le plissé serait une sorte de pli sans illusion de fuite, un marquage attentif au vocabulaire de l'ici. Du pli au plissé, nous avons changé de monde, nous avons tourné le dos à un environnement soumis aux
« verbes humains » toujours nourris de projets de dépassements et d'au-delà. Nous faisons nos premiers pas dans un monde sans pureté originelle, où rien n'a jamais été premier et naturel « si l'on entend par là ce qui n'aurait été touché par aucun vivant : tout est déjà soulevé, agencé, imaginé, maintenu, inventé, intriqué par des puissances d'agir qui, d'une certaine façon, savent ce qu'elles veulent »4. Avec le plissé, nous troquons l'envol infini du pli, pour nous pencher sur l'hyper- complexité de l'ici.
C'est ce changement d'axe qui nous donne la clef du premier atelier d'Anne-Sylvie Hubert.


II-Territorialiser le plissé


« -Regarde, tu arrives bien à voir, là ? -A travers l'écran de téléphone, le cadrage n'est pas très pertinent ! Je ne comprends pas très bien ce que tu me montres... -Mais si, tu vois bien ! Ma voisine m'a donné des vieux draps. Alors comme le temps s'est diffracté en mille particules, j'en ai profité pour envisager cette durée sans limite comme un matériau. Et j'ai installé les draps au potager. -Tu fais pousser des draps au milieu des courgettes ? -C'est tout à fait ça !».
(Carnets de Stéphanie. Mémoires de confinement. Extrait)
Depuis son atelier surplombant les creux de vallons de l'Aveyron, Anne-Sylvie Hubert s'interroge sur le juste protocole à mettre en place, qui serait capable de déplacer le geste de l'art au sein du vivant.
Ralentir, tout d'abord. Prendre à rebours cette rationalité factice qui oublie l'imprévisible lenteur de l'expérimentation, au profit de lois synthétiques rassurantes. Patienter, pour se laisser prendre par l'intrication des processus de dépôts, de migrations d'une matière dans l'autre, de décompositions, de transformations d'états de l'organique, relève « tout autant d'une esthétique de l'attention que d'une politique »5, c'est-à dire d'une expérimentation sur les chemins des nouveaux modèles de cohabitation.
Puis, initier des gestes inédits qui modifieront la liste des « verbes humains ». Pour se mettre en patience, en écoute, en porosité, Anne-Sylvie Hubert commence par déplacer son support vers le sol. Comme s'il s'agissait d'une oreille géante, d'un derme poreux, d'un tamis de dépôts qui aspirent à entrer en résonance avec une autre musique. En toute humilité, le support de l'art quête un apprentissage, une compréhension, un partage de compétences. Il n'est plus question d'imposer sur une matière silencieuse des verbes qui actent, mais à l'inverse de coucher une matériologie attentive sur le bruissement de la langue du vivant, afin d'en partager par induction la grande complexité. Le premier tempo de l'œuvre, ses premiers pas, sont ces perceptions reçues par empreintes, usures, enchevêtrements. Abandonnée aux bons soins du territoire, le corps de l'œuvre à venir commence par accueillir les jus, les décompositions, les humeurs, les levures, les mousses, les bourgeonnements, comme autant de greffes régénérantes.
Un tel geste, aussi simple soit-il, nous pose une question radicale : qu'est-ce que faire territoire ? Au moment où les humains doivent renoncer à leur exceptionnalité au sein d'une Nature conçue comme un environnement mis à disposition, comment apprendre du territoire lui-même les modalités d'une cohabitation entre terrestres ? Anne-Sylvie Hubert, reversant aux pratiques d'ateliers les acquis des éthologues, tels que les restitue Vinciane Despret6 par exemple, retient qu'il y a une multitude de manières de faire territoire, pour autant que l'on accepte de disjoindre celui-ci de la notion de propriété. Dès lors, les frontières entre espèces, ou au sein d'une même espèce, s'avèrent beaucoup plus négociables et poreuses. Elles se révèlent moins conditionnées par l'espace et le combat, que par des séquences temporelles négociées et imbriquées les unes dans les autres. Par ce geste simple de collecte du vocabulaire terrestre, Anne-Sylvie Hubert travaille en immersion au décodage de l'écriture silencieuse de l'hyper-complexité des territoires du vivant, au sein desquels elle est elle- même greffée. Or, l'écriture « est le trait de tous les êtres vivants et non vivants, qui tous écrivent sur les choses et entre eux. L'océan écrit sur la falaise rocheuse, les bactéries écrivent sur nos corps. Tout, fossiles, érosions, strates, lumières des galaxies, cristallisation des roches volcaniques... est donné à lire. On lisait avant d'écrire, et cette possibilité ouvre l'écriture à bien d'autres registres »7. Enfin, vient le temps de la relève, de la dépose, et de l'attention au texte des marquages. Semblable à un manteau de peau pour un temps couché sur le corps du vivant, la toile-support est redressée, mise debout, disposée pour un face-à-face. Que ce langage tellurique entre microcosme et macrocosme soit la souche d'un dialogue d'un nouveau genre, l'ouverture d'une nouvelle négociation entre le monde et les élaborations humaines. Ainsi redressé, le texte du territoire devient le support d'une spectacularisation qui propose un partage des inscriptions, une cohabitation des gestes, soit l'invention d'une piste vers la mutation des « verbes d'atelier » en verbes terrestres. C'est ici un face-à-face inattendu qui se présente, duquel il va falloir répondre.


III-Déterritorialiser le plissé


Il faut tout de suite se mettre d'accord : en aucun cas cette première collecte des marquages du système biophysique de l'ici ne pourrait être à ranger au placard des « divagations naturalisantes ou des anthropomorphismes ingénus »8. Au contraire, il s'agit bien de mettre en évidence que nous sommes tous en responsabilité des « verbes » dont nous décidons être les « porteurs ». Aujourd'hui, composer un vocabulaire à l'adresse des terrestres dans un monde qui s'est défait du concept de Nature9, c'est se positionner, face aux impasses des cosmogonies usées de nos imaginaires contemporains, de part et d'autre d'une frontière sous tension. Si bien que, à y regarder de plus près, les récits qui se sont inscrits sur les draps, dans le premier atelier d'Anne-Sylvie Hubert, pourraient bien fonctionner comme des processus ready-made d'un genre nouveau. Ces marquages à décoder nous parlent tous d'agencements « déjà-là », d'une complexité qui a pour unique singularité de ne pas être une production humaine. Ready-made donc, mais issus des processus de production de l'ensemble du biotope non-humain, au creuset duquel les humains sont immergés.
Engageant son œuvre dans une bascule des modèles, Anne-Sylvie Hubert précise son protocole. Alors que les premiers verbes qu'elle met en œuvre seraient d'écoute, d'accueil, d'emprunt et d'apprentissage du territoire, une seconde salve se prépare dans un mouvement de rupture. Prenant la direction d'un nouvel atelier, urbain celui-là, l'artiste creuse sa collecte initiale d'un processus de déterritorialisation, au sens précis défini par Deleuze et Guattari. Dans Mille Plateaux10, les auteurs précisent que le territoire ne prend son sens que par rapport au concept de déterritorialisation :
« Déterritorialiser, c'est défaire un agencement, mais pour se reterritorialiser en se branchant sur d'autres agencements (...) Ce qui signifie que toute territorialisation suppose, d'abord, que l'on déterritorialise quelque chose, pour le reterritorialiser autrement. Et l'on ne devrait, de ce fait, pas parler tant de territoire, mais bien d'actes de territorialisation »11.
Le mode opératoire d'Anne-Sylvie Hubert va donc inaugurer ici une autre série de verbes, qui seront ceux du départ, de l'écart, de l'échappée. Les draps qui ont été initialement fondus au biotope d'un territoire vitalisant, après avoir été redressés, jaugés, structurés par un réseau d'interventions nées d'un premier face-à-face, vont être empaquetés, ficelés, étiquetés, ordonnés, puis déplacés, transportés, décontextualisés, presque exilés. C'est le temps-valise de l'œuvre, le temps d'un écartèlement vivifiant durant lequel l'énergie du « trans-port », du déplacement et du portage, inscrit une résonance entre le corps de l'artiste en transit et le corps de l'œuvre déracinée. Quelque chose de la délocalisation psychique de l'une flotte au creuset de l'autre. Ce Poids de la peinture, éprouvé jusqu'au bout des bras, est celui-là même que M. Duchamp avait soldé dans un jeu de maquettes d'œuvres transportables en valises, ou de notes sibyllines contenant les différents états potentiels du Grand Verre Rêvé12, tel qu'il ne sera finalement jamais achevé. Car c'est bien d'une possibilité de rêver « en-dehors » de l'infini dont il est ici question. Ou, plus précisément, de rêver depuis un territoire dont l'infini serait « forclos au-dehors ». Alors que le trans-port se joue dorénavant d'ici à ici, au sein du limon des complexités mouvantes du vivant, l'œuvre prend acte du constat que les facilités de la transcendance se sont dissoutes. Quand Duchamp et Anne-Sylvie Hubert mettent leurs œuvres en valises pour les engager dans un processus de déterritorialisation, c'est pour mieux creuser entre ici et ici une carence, un manque, un flottement, une incertitude, qui ne se résumera jamais en un là-bas inaccessible.
D'ailleurs, une fois parvenue à destination, Anne-Sylvie Hubert s'empresse de mettre les draps marqués du territoire initial à l'épreuve du white cube de l'atelier urbain. Ici, les draps sont mis en crise, placés par Anne-Sylvie Hubert sous la contrainte de la grammaire historique de la peinture, celle qui articule plan et profondeur, figure et défiguration, tressage en dessus-dessous, tâche et géométrie, vibration colorée et matité. Autant de codes qui seront proposés à des regardeurs choisis, invités dans l'atelier urbain afin que se socialisent les mutations de la langue du regard.
Subitement, les draps qui avaient été un support humble et silencieux jusqu'ici, se révèlent dans toute leur facture « non naturelle ». Véritables ready-made secondaires, ils s'affirment comme les ambassadeurs d'une certaine époque industrielle, les résultats de processus de fabrication spécifiques, ayant accueilli certains corps humains, parfois plissés par des repassages répétés, brodés d'initiales ou d'ourlets, alourdis par le coton tissé qui reste râpeux, ou allégés par l'usure, riches de mille indices qui induisent des récits singuliers. Autant de repères qui viennent en strates successives se superposer à la matériologie du territoire initial, s'articuler aux codes de l'histoire de la peinture, se greffer aux réseaux des références explicites ou implicites, puis se recontextualiser dans la mise à l'épreuve collective de la « langue d'atelier. »


IV-L'Atlas des plissages


Tout sauf anecdotique est donc le statut essentiel du va-et-vient qui dédouble les ateliers et leurs contextes : il s'agit de n'être ni ici, ni là-bas, ni entre les deux, mais d'inventer les verbes d'une œuvre de la cohabitation entre deux processus ready-made de production : les ready-made de l'ensemble des terrestres, tant humains que non-humains. S'appropriant cette redéfinition du territoire par une variation de plissages, la pratique de Anne-Sylvie Hubert noue un réseau entre le déjà-là de la complexité du vivant et l'ici des verbes d'atelier renouvelés.
Dans cette aventure, le glissement d'un langage dans l'autre s'est opéré, qui procède par écarts successifs, à la manière d'une traduction toujours imperceptiblement décalée et imprécise. Pour autant, de détours en biais, une troisième langue se construit, qui n'est plus simplement celle, tellurique, née du territoire, ni celle, culturelle, construite dans l'atelier, mais une grammaire inédite, enrichie de malentendus et de fausses correspondances. Rien ne s'inventant à partir de rien, la langue en cours d'élaboration est davantage un travail de décadrages, d'adaptations, de perturbations et de reformulations, que l'énonciation d'un idiome purifié, tombé d'un ailleurs idéalisé. Par cette langue d'un nouveau genre, le microcosme du temps historique des humains parvient à renouer avec l'horizon macroscopique d'une temporalité tellurique.
Quand ils arrivent dans le second atelier, les draps voyageurs sont des ambassadeurs polyglottes. Leur engagement diplomatique donne à lire l'empreinte horizontale du terrestre pour mieux initier un dialogue avec le plan frontal de la peinture. Solides, presque fiers, élégamment installés en suspension, ils savent attendre, à la manière de certaines cohortes d'anges de la peinture baroque, la pointe des pieds effleurant à peine le sol. Disciplinés et bord-à-bord, ils font masse, tenant au secret leurs dissensions, pour ne retenir qu'un projet commun. Le châssis historique, qui écartèle d'ordinaire la toile comme si elle était mise au supplice, a muté : sorte de châssis élargi, il est remplacé par un dispositif de suspension qui creuse la présentation du travail d'un temps de patience, de re-pli ou de repos, de soin, de silence, d'agencements cordiaux, presque de sommeil. Certaines toiles pourront être alternativement prélevées sur ce dispositif, puis ouvertes et rendues au mur dans toute leur dimension frontale. De texture à peinture, une lecture s'invente : la tâche déposée par le territoire lance la courbe pâle d'une émergence de peinture, la césure d'une branche dynamise une géométrie mâte décrivant le plan, une dentelle de fibres diffuse l'aplat de couleur vers la frontalité. Cheminant vers le plissé, d'autres conjugaisons se tentent par voisinages, bonds, enfouissements, dissimulations, enroulements et finalement rapprochements. Le plissé respire, s'arrondissant parfois comme on le dit d'un ventre, s'étirant ou s'ourlant, par vagues alanguies en dessus-dessous organiques, laissant deviner le dissimulé et disparaître l'étendu.
Il y a quelque chose de l'atlas dans la déclinaison que Anne-Sylvie Hubert propose de son travail : chaque toile, enclose sur sa cartographie spécifique, est comme précautionneusement disposée dans le vaste catalogue des cartes potentielles. Un atlas, c'est à dire un ensemble quantifiable de cartes, dont chacune ouvre sur une immersion singulière dans les données profondes d'un ici. Aucune de ces toile-carte n'envisage de totaliser un point de vue omniscient, chacune n'exprimant qu'un angle spécifique du territoire, réceptionné par porosité en un temps donné. Si bien que le dispositif en atlas qui juxtapose autant de cartes singulières, oblige le regardeur à se défaire d'un point de vue surplombant définitif et totalisant, pour entrer dans le temps que la complexité plissée du cartographique ouvre sur les territoires qu'il nous reste à rêver. Au creuset d'un tel atlas, le regardeur vogue sans épuisement à l'intérieur du donné fini et déterminé de nos songes. Si bien que, si infini il devait y avoir, il serait enclos dans la mesure non quantifiable d'inventions dont le fini de nos songes est capable. L'infini est à rapporter au vocabulaire de la complexité du fini, dans laquelle nous sommes définitivement « emplissés ».
Ce faisant, c'est l'ensemble de la liste des « verbes d'atelier » que l'œuvre d'Anne-Sylvie Hubert parvient à réinitialiser à l'horizon de nos songes de terrestres.


1 Richard Serra, Ecrits et Entretiens, 1970-1989. D. Lelong éditeur, Paris 1990. 2 Richard Serra, Hand-Catching-Lead, performance video (1968)
2 Richard Serra, Hand-Catching-Lead, performance video (1968)
3 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l'usage des terrestres. La Découverte/ Les Empêcheurs de penser en rond, 2021.
4 Bruno Latour, op.cit. , p.31
5 Stéphane Durand, Poétique de l'attention, postface de Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019 6 Vinciane Despret, op.cit.
7 Vinciane Despret, op.cit.
8 Anne-Marie Garat, Postface de Penser comme un iceberg , Olivier Remaud. Actes Sud 2023
9 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005/Folio-Poche 2016
10 Cette lecture de Mille Plateaux est proposée par Vinciane Despret dans Habiter en oiseau, op.cit.
11 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, chapitre « De la ritournelle », Minuit, 1980.
12 Jean Suquet, Le Grand Verre rêvé, Aubier, 1991.





 

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